Tarzan, Tilec, Dédé, Tigous et Sapot sont propriétaires associés de plusieurs canaux de bichiques (le caviar local) situés dans l’embouchure de la Rivière des Roches, ils se connaissent de tout temps. Durant une année nous partageons leur vie à la rivière.
Nous mesurons surtout l’intérêt qu’ont ces hommes pour leur Rivière, qui dépasse totalement le rapport à l’argent que représente la vente des bichiques, encore faut-il que ces derniers daignent remonter l’embouchure, ce qui est loin d’être le cas chaque année.
La saison s’annonce, il faut sans plus tarder remettre les remparts délimitant les murs du canal en état. Cinquante mètres de long sur quatre mètres de large, un travail de forçat. C’est grâce à ces canaux dans lesquels ils placent les vouves ( grandes nasses tressées de forme conique ) qu’ils pourront prendre au piège la soudaine montée des Bichiques.
En fait il s’agit d’alevins de poissons d’eau douce dont les œufs ont été entraînés en mer par le courant des rivières. Durant l’été, (novembre, décembre, janvier, février) les alevins remontent de l’océan vers l’embouchure des fleuves de la Réunion. C’est à ce moment-là que la pêche des bichiques commence. La Rivière des Roches est un haut lieu pour la pratique de cette pêche car c’est à cet endroit qu’ils sont les plus nombreux.
Il s’agit d’un lent crescendo, d’une coordination intuitive entre ces hommes et la nature, comme si l’on se préparait des mois à l’avance à un rendez-vous dont on ignore la date.
Chacun y va de sa prédiction ou de son pronostique : la lune, la température de l’eau, la couleur de la mer, l’humeur d’un tel, le comportement d’un autre. Il s’en dégage tout un parfum qui me rappelle beaucoup les univers décrits dans les films de Marcel Pagnol aussi bien dans l’humeur, l’humour, la naïveté parfois et dans le bon sens surtout.
Il n’est pas rare d’assister à de petites altercations entre pêcheurs, pour un canal pas tout à fait droit ou une longueur peu réglementaire. Et bien qu’il n’y ait ni loi, ni charte, le réflexe est de se tourner vers le doyen qui réglera le conflit en dix secondes et sans condition.
Vient le moment des nuits de veille dans les boucans (cabanes de pêcheurs). Les bichiques sont là ou alors tout prés, désormais les pêcheurs restent sur place 24 heures sur 24 c’est pour bientôt ; les repas sont préparés sur place .
Fait exceptionnel pour la saison une pluie diluvienne s’abat sur la région pourtant habituée à ces précipitations. Tout était prêt pour cette nouvelle lune, les vouves étaient calées au fond de l’eau, les boucans (cabanes) étaient construits, l’heure était à l’attente ; mais l’orage et la soudaine montée des eaux ont tout saccagé sur leur passage, et plusieurs vouves ont été emportées. Le résultat au petit matin est catastrophique. Un des pêcheurs me signale que certains cyclones font moins de dégâts que ça. Il va falloir creuser, beaucoup creuser, pour que tout soit prêt avant la prochaine lune.
J’ai l’impression d’être à l’opéra, il y a beaucoup de monde, les commerçants venus des quatre coins de l’Ile attendent sur les berges de la rivière une balance dans une main, gesticulant de l’autre, ils passent commande. Tout va très vite, les vouves se vident et remplissent sans discontinue les paniers du précieux trésor. Ces paniers regagnent les berges et repartent aussitôt avec les marchands ambulants. Il faut faire vite pour que ces bichiques aient bonne mine sur les étals de toute l’Ile. "Mon" groupe de pêcheurs n’a plus une minute à m’accorder, je me retourne alors vers quatre gendarmes observant dubitatifs ce joyeux péplum. L’un deux empreint d’une certaine nostalgie me confit que cette ambiance lui rappelle fortement sa région, au moment de la saison des truffes ; je me permets de lui rappeler que l’accès à l’embouchure est libre et que s’il le souhaite…
« J’aimerais bien !… » me dit-il « J’aimerais bien !… »
Alexandre Boutié
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